ENTRETIEN AVEC… Benjamin Fiorini
Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Paris 8, Benjamin Fiorini est bien parti pour défendre les cours d’assises. Le docteur en droit s’oppose à l’extension généralisée des cours criminelles départementales en France et à leur instauration au 1er janvier 2023. Il a lancé une pétition* sur le site du Sénat et nous explique pourquoi
Vent debout contre la disparition des assises, l’universitaire milite activement pour que le gouvernement Macron revienne sur sa décision d’entériner la suppression des cours d’assises départementales (CCD) sur le territoire français. Lancée le 6 janvier sur le site gouvernemental dédié, la pétition de Benjamin Fiorini pour la «Préservation du jury populaire de cour d’assises – Abandon des cours criminelles départementales»* affichait déjà 1238 signataires le 17 janvier, à 14h26. Elle est en ligne jusqu’au 6 juillet prochain, pendant six mois. L’objectif est de recueillir dans ce délai les 100 000 signatures nécessaires pour que l’instauration des CCD soit rediscutée sur le plan législatif. Si cette pétition les atteint, elle sera transmise à la Conférence des présidents pour être mise à l’ordre du jour au Sénat. C’est la loi.
Benjamin Fiorini nous explique en quoi il est contre les CCD et la disparition des jurés (ce qu’on appelle le jury populaire), et pourquoi il est très important pour lui que les cours d’assises soient maintenues.
Benjamin Fiorini, vous êtes contre la généralisation des cours criminelles départementales, expérimentées jusqu’ici dans quelques villes de France. Pourquoi?
Pour moi, il y a deux raisons fondamentales. La première est une raison de principe. Je suis très attaché à cet héritage révolutionnaire qui est incarné par les jury de cours d’assises. Cela a a été mis en place en 1791, deux ans après la Révolution française. C’est une garantie démocratique qui permet aussi aux citoyen.ne.s de rendre la justice au nom du peuple français. D’ailleurs, quand on dit «rendre la justice», on la rend à qui finalement? On la rend aux citoyen.ne.s aussi. Donc, ça veut dire qu’à la base elle leur appartient. C’est normal qu’elles et ils puissent participer à la rendre dans le cadre des assises. C’est une institution qui, à mon sens, contribue également à mettre en œuvre une justice de bonne tenue. On vante souvent, d’ailleurs, la procédure d’assise. Personne ne contredit le fait que c’est une excellente procédure, parce que c’est une procédure où on a le temps de dire les choses, où prévaut le principe d’oralité, où les parties civiles, les accusé.e.s, les témoins ont le temps de s’exprimer. Parce que, justement, elles et ils ont affaire à des profanes, des personnes qui ne connaissent pas très bien le droit et qu’il est important de leur expliquer les enjeux juridiques et factuels des affaires. Et c’est de ce temps qu’on passe aux assises que découle, non seulement la vérité judiciaire, qui va être décidée, mais aussi qui va participer à reconstruire le lien social. Ce qu’on ne peut pas faire avec des jugements qui durent 20 min ou 40 min, comme on le voit parfois dans les procédures de comparution immédiate.
«Maintenir les jurés peut participer à réinstaurer la confiance des Français.e.s en la justice»
Rappelons qu’avant d’arriver aux assises, il se passe le temps de l’instruction…
Oui. Et la participation des jurés à la justice permet d’augmenter le degré de citoyenneté des personnes qui sont tirées au sort et qui y participent. Parce qu’elles vont avoir une vision concrète de la manière dont on juge une personne, des problématique que ça pose, ne serait-ce qu’intellectuellement parlant. Il est des questions à se poser telles que «Comment on fait pour savoir qu’une personne dit la vérité? Comment déterminer une peine? Est-ce qu’on met dix ans, quinze ans, vingt ans?» C’est pas facile comme situation. Et puis ça permet aussi à des citoyen.ne.s de rencontrer des juges dans un cadre privilégié. Ce qui n’arrive jamais – mis à part aux assises. On peut ainsi se rendre compte de ce qu’est la criminalité. Des milieux dans lesquels elle se commet.
Et si on parle de viol –parce que les viols, ça va être environ 90% des affaires jugées par ces cours criminelles–, ça permet de se rendre compte de ce que c’est véritablement un viol. Pas seulement dans une sorte d’inconscient auto-intégré, mais dans la réalité de ce que c’est. Je pense que c’est dommage, justement, de priver les citoyen.ne.s d’une visibilité sur ce type d’infraction [la plus grave, NDLR] à une heure, en plus, où on cherche justement à lutter contre elle [la criminalité des viols, NDLR]. Je trouve que c’est totalement contradictoire. D’autant plus qu’un rapport des Etats généraux de la justice rendu en juillet dernier déplorait l’éloignement de la justice et des citoyen.ne.s. J’ai du mal à comprendre en quoi la suppression des jurés d’assises peut contribuer à restaurer ce lien entre la justice puisque, de manière factuelle, ça va contribuer à l’éloigner…
Justement, j’ai contacté Eric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice, pour lui poser cette question, mais il n’a pas répondu à ma demande d’interview.
De votre côté, vous avez lancé une pétition* sur le site dédié du Sénat. Dans le monde judiciaire, qui soutient votre plaidoyer?
En première ligne, ce sont les avocat.e.s. Non seulement les associations d’avocat.e.s ou les syndicats d’avocat.e.s: le Syndicat des avocats de France (SAF), l’Association des avocats pénalistes, la Fnuja (Fédération nationale des unions de jeunes avocats), ainsi que 43 barreaux qui ont adopté des motions contre les CCD, dont celui de Paris –qui représente à lui seul la moitié des avocat.e.s de France. A ce propos, c’est le barreau de Toulouse qui a été précurseur puisqu’il a été le premier à avoir adopté une motion dans ce sens.
Du côté des magistrat.e.s, dès les premières heures, le Syndicat de la magistrature (SM) s’est opposé à cette réforme pour les raisons de principe évoquées tout à l’heure. Plus récemment, c’est l’Union syndicale des magistrats (USM) qui s’est exprimée contre la généralisation des cours criminelles, mais pour d’autres raisons. L’USM se revendique apolitique, prétend en tout cas avoir des positions qui sont plus pragmatiques que… alors eux vont utiliser le terme «de principe». Je considère que là, pour le coup, les principes et la pratique se rejoignent tout à fait. Ils vont être contre pour des questions de manque de moyens. Pour eux, les cours criminelles, c’est: «Pourquoi pas? On peut tenter l’expérience.» Mais de toutes façons, il n’y a pas assez de magistrat.e.s, pas assez de greffières, de greffiers, et il n’y a pas non plus assez de moyens immobiliers pour permettre la bonne tenue de ces procès. L’Union syndicale des magistrats a une position plus nuancée mais qui, néanmoins, va tout de même contre la généralisation des cours criminelles départementales.
Mais alors, comment ça peut «passer» quand même si une majorité de la profession est, comme vous le dites, contre les CCD?
C’est le cri d’alarme que j’ai poussé, qui consiste à constater qu’à mon sens, si je mesure les retours que j’ai du terrain, on a la majorité des magistrat.e.s qui sont contre ou très réservé.e.s à ce sujet, on a la majorité des avocat.e.s qui sont très attaché.e.s à la procédure d’assise et qui sont contre pour des raisons pratiques et de principe, et on a aussi –il ne faut pas l’oublier, c’est peut-être le plus important– la majorité des citoyen.ne.s. A chaque fois qu’on a fait un sondage en posant la question: «Est-ce que vous êtes attaché.e au jury populaire?», les Français.e.s ont toujours répondu «Oui» à une écrasante majorité, qui oscillait entre 70% et 85%. Même si cela fait très longtemps qu’il n’y a pas eu de sondage sur la question. Pour ma part, je n’en ai pas trouvé au-delà de la période 2010-2011. Ce serait bien d’ailleurs, peut-être, de refaire un sondage pour savoir quelle est l’opinion des Français.e.s sur la question.
Je pense qu’il y a un alignement entre ce que pensent les professionnel.le.s, ce que pensent les citoyen.ne.s, et j’irai même plus loin, un alignement avec ce que pensent les élu.e.s que nous avons actuellement à l’Assemblée nationale, et pour la plupart au Sénat. Chez les partis politiques qui ont pris position contre les CCD, il y a notamment la Nupes. Le RN n’a pas pris position officiellement, mais certains de ses lieutenants si. Il nous reste l’Arc (républicain) un peu plus au centre avec la REM, le Modem, Horizons, et LR.
Quand on regarde les débats à l’Assemblée nationale qui ont eu lieu par deux fois, quand on a expérimenté les cours criminelles départementales et quand ensuite on a décidé de leur généralisation, on constate qu’on a un nombre important de député.e.s Renaissance, LR et Modem qui sont également contre ces CCD. Il y a une majorité pour s’opposer à ces juridictions et pour sauver le jury populaire.
Au fait, à quel moment avez-vous appris l’existence des CCD?
En mars 2019, quand leur expérimentation a été décidée. A l’époque, ce n’était pas un projet de loi d’Eric Dupond-Moretti parce qu’il n’était pas encore garde des Sceaux, mais un projet de loi de Nicole Belloubet [Gouvernement Macron, NDLR.] Ce projet a lui-même été le fruit d’une maturation assez longue. Cela faisait plus de dix ans [Sous Sarkozy, NDLR.] qu’on réfléchissait à mettre en place ce type de juridiction à titre expérimental, toujours dans une optique de «justice managériale», de «justice par gestion des flux». C’est-à-dire qu’on va sacrifier quelques garanties qu’on reconnaît comme inébranlables pour gagner un petit peu de temps et un petit peu d’argent. J’ai envie de dire que ces cours criminelles, c’est presque le paroxysme de ce système-là parce que, non seulement on sacrifie des principes importants en matière judiciaire –dont l’oralité des débats dont je parlais tout à l’heure– mais, en plus, on sacrifie la participation citoyenne. Ce qu’on ne pourrait pas faire dans d’autres pays.
propos recueillis par Claudine Cordani
- Vous pouvez lire son plaidoyer et/ou signer la pétition «Préservation du jury populaire de cour d’assises – Abandon des cours criminelles départementales» (n°1280 sur le site petitions.senat.fr).
Pour en savoir plus
Le point de l’expert sur les juré.e.s en Europe
Benjamin Fiorini: «Dans la majorité des pays européens, les juré.e.s citoyen.ne.s participent au jugement des crimes. La forme de cette participation est extrêmement variable, allant des systèmes où les juré.es sont très peu encadré.es. Par exemple celui du Royaume-Uni, où douze citoyen.ne.s tiré.e.s au sort délibèrent seul.e.s sur la culpabilité de l’accusé.e, à ceux où ils le sont davantage: l’Allemagne, où deux citoyen.ne.s soigneusement sélectionné.e.s par des commissions siègent aux côtés de trois magistrat.e.s professionnel.le.s.
De même, l'importance normative accordée à cette participation citoyenne varie d'un pays à l'autre. S'il s'agit d'un principe revêtant une valeur supérieure au Royaume-Uni, mais aussi en Belgique, en Italie ou en Espagne, où le principe de participation citoyenne à la justice criminelle figure dans la Constitution, tel n'est pas le cas dans d'autre pays –notamment la France.
De façon générale, il s'observe dans certains pays européens un recul des juré.e.s citoyen.ne.s, qui s'effacent progressivement pour des raisons budgétaires et de gestion des stocks d'affaires. Si les Pays-Bas n'ont jamais connu le système des juré.e.s, la Suisse l'a abandonné il y a peu –ce, malgré une forte résistance qui d'ailleurs perdure–, et au Royaume-Uni, l'intervention concrète des juré.e.s se réduit à mesure qu'augmente le recours à la procédure du plaider-coupable –bien que de nombreuses études montrent que cette procédure est source d'erreurs judiciaires et d'insatisfaction des justiciables en ce qu'elle empêche la tenue d'un procès.»
Qui est Benjamin Fiorini
Il est maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Paris-8, Benjamin Fiorini a fait une thèse sur l’enquête pénale privée en droit français et américain (droit comparé), à l’université de Lyon-3. Originaire de cette ville, il habite depuis cinq ans dans le Pas-de-Calais, à Boulogne-sur-Mer. C’est là que Pastel Coast, son groupe, est aussi installé. Il ne fait pas grand bruit de cette nouvelle, mais il faut savoir que le docteur en droit est aussi musicien, et qu’il joue de la dream pop. Il est même le batteur de son propre groupe, Pastel Coast. Pour celles et ceux d’entre vous qui désirent découvrir leur dernier album, c’est par ici: écouter “Sun”. Pour Benjamin Fiorini, son activité musicale «complète un peu l’attirail du juriste. C’est un bon exutoire.» Et de conclure: «Je ne vous cache pas que c’est assez utile.»
– Nous retrouverons régulièrement Benjamin Fiorini pour suivre avec lui l’évolution de l’avenir des CCD ou leur disparition annoncée. dans ce numéro, vous pouvez également lire l’interview de la députée Europe Nupes-EELV Francesca Pasquini, l’une des personnes à l’origine d’une proposition de loi «visant à préserver le jury d’assises». C’est «le» sujet de ce mois de janvier.
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