LE SUJET DU MOIS Iran, le prix cher de la liberté
Jeune moudjahidine du peuple d’Iran, Massoumeh Raouf a 20 ans lorsqu’elle réussit à s’échapper de la prison iranienne de Racht, en 1981. C’est sa troisième tentative. Jamais deux sans trois. Depuis son évasion, elle vit en exil. L’écrivaine et ex-journaliste de radio et de télévision vient de publier dessiné en grand format Un Petit Prince au pays des mollahs, qui raconte son frère Ahmad, assassiné en 1988 par le régime. La BD raconte une histoire de résistance. Une histoire de famille. Une histoire de l’Iran. Entretien.
Dans la BD Un Petit Prince au pays des mollahs, vous racontez votre frère Ahmad et son engagement pour la liberté. Votre frère cadet est exécuté par le régime des mollahs en août 1988, lors du massacre de milliers de prisonniers politiques iraniens. Il avait 24 ans. Dans la résistance iranienne côté moudjahidine, on le surnommait «Petit Prince»…
Ce surnom vient de moi. Ahmad était un enfant très curieux, blond aux yeux bleus. Il me posait tout le temps des questions. Après avoir lu une version persane du Petit Prince de Saint-Exupéry, j’ai commencé à l’appeler «Mon petit prince». Ce surnom lui est resté. D’abord à la maison, entre nous, puis il l’a utilisé dans la résistance comme nom de code en radio.
[Massoumeh parle de son frère avec une grande tendresse, en riant parfois à l’évocation de ces souvenirs. Sous l’émotion, sa voix a un peu changé. Elle parle un peu plus fort et son débit a augmenté.]
A un moment, on lit dans ce témoignage «Ça doit être tellement plus difficile pour les filles d’être militantes» ou encore «Le hijab est un choix et non une contrainte.» Peut-on dire que votre frère était féministe?
Dans notre culture de résistance, nous sommes toutes et tous féministes, nous croyons profondément à l’égalité entre les femmes et les hommes. Et ce, bien que les garçons sont privilégiés dans la culture iranienne. Dans ma famille, nous étions très respectueux des femmes. Leur rôle au sein des familles est essentiel. Ce sont elles qui transmettent les valeurs. Comme ma mère, Fatimeh Seighali, à qui j’étais très attachée. J’avais le privilège d’être sa seule fille. Avec mes frères, nous étions très soudé.e.s. On a grandi pendant la révolution [de 1979, NDLR], avec des idées révolutionnaires, d’égalité et de justice. Ça change tous les paramètres.
Malgré son jeune âge, Ahmad voyait que je subissais des pressions de la part de mon entourage. Par exemple, des tantes reprochaient à ma mère: «Ne laisse pas ta fille si libre!» Mais ma mère me disait: «Fait ce que tu as à faire, mais reste discrète. Je ne veux pas que les gens parlent dans ton dos.» Une fois, Ahmad m’a dit: «Je sais qu’il est très difficile pour toi d’être une combattante des Moudjahidines du peuple par rapport aux garçons, même s’ils sont plus jeunes que toi.» Chez nous, ma mère était très ouverte, mais ce n’était pas le cas dans les familles du coin, ni dans celles de quartiers plus éloignés. Notre mère était très forte et très protectrice. Elle nous a soutenu.e.s jusqu’au bout, malgré les reproches de la famille quand j’ai été arrêtée, puis après mon évasion. On lui a dit: «Tes enfants t’ont abandonnée, ils sont devenus contre-révolutionnaires. Les Moudjahidines du peuple leur ont lavé le cerveau…» En Iran, les familles étaient divisées et les pressions psychologiques nombreuses. J’en parle dans mon livre Evasion de la prison d’Iran*.
Vous y racontez d’ailleurs que votre mère décide à son tour de rejoindre les Moudjahidines du peuple…
Oui, elle a intégré la section des mères, dans laquelle elle était active. Dans cette section, les mères soutenaient leurs enfants. Par exemple, elles organisaient des sit-in devant les prisons où elles et ils étaient détenu.e.s, elles relayaient des informations, etc. Quand j’étais en prison, la mère d’une prisonnière a réussi à me faire passer un tube de dentifrice par des geôliers dans lequel elle avait caché une lettre. Entrée dans la clandestinité après mon évasion, j’ai pu la voir. Je lui ai donné une lettre à faire passer à Ahmad, qui était en détention. Le rôle des mères a été essentiel, que ce soit pour faciliter la communication entre moudjahidines ou pour nous soutenir moralement. C’était précieux!
Un proverbe iranien dit «Les tempêtes donnent des racines plus profondes aux chênes». C’est le cas de votre frère Ahmad?
Oui, Ahmad est un arbre de la résistance iranienne. Il est aussi une fleur de ce magnifique jardin. Comme les dizaines de milliers d’autres résistants qui ont perdu la vie en quelques mois pour avoir dit «Non à Khomeiny, non au régime des mollahs!», et pour avoir refusé de se repentir, assumant faire partie des Moudjahidines du peuple. Comme ses compagnons de résistance, Ahmad a assumé ses convictions idéologiques et politiques. C’est très important de savoir qui il était. Mon frère aurait pu se repentir –il a choisi de résister. Malgré le sacrifice que ça demande [Il est assassiné par le régime à 24 ans, NDLR.] Toute cette génération qui a résisté à la dictature a inspiré la jeunesse d’aujourd’hui. On refuse de plier devant une dictature.
Dans la BD comme dans votre livre Evasion de la prison d’Iran*, vous racontez le moment où votre frère réalise que vous êtes l’opposante blessée lors d’une manifestation dont les gens parlent. A quel moment sait-il que vous êtes engagée avec les Moudjahidines du peuple?
J’ai 17 ans. A ce moment-là, Ahmad en a 14. Je passais mon bac et lui était au collège. Il savait que j’étais une sympathisante des Moudjahidines. Chez nous, il y avait des livres et des journaux des Moudjahidines. Et j’en parlais librement.
J’ai eu 18 ans juste après le départ du Shah. [Mohammad Reza Pahlavi, le dernier shah d’Iran, s’exile suite à la révolution de 1979 qui fait chuter son régime, NDLR.] En 1980, j’ai rejoint les Moudjahidines. Un jour, j’ai compris qu’Ahmad était allé, par curiosité, à notre quartier général. Il a demandé au responsable de lui expliquer le mouvement, lui a posé beaucoup de questions, puis Ahmad a demandé à intégrer la section jeunesse. Chacun de nous deux avait trouvé sa voie.
Dans sa préface, Ingrid Bétancourt, femme politique colombo-française, évoque le «… monde étouffant et misogyne des mollahs…». De son côté, l’ex-directrice des relations publiques de la Maison-Blanche, Linda Chavez, rappelle dans en introduction que «Les hommes qui ont remplacé Khomeiny sont tout aussi sanguinaires et dangereux que l’était l’ayatollah»… Est-ce que c’est une histoire sans fin, cette violence envers le peuple, en commençant par les femmes?
Si on ne résiste pas devant ce régime barbare et arriéré, oui, c’est une histoire sans fin. C’est parce qu’on a résisté que ce régime est devenu illégitime, même chez certains de ses anciens soutiens. Beaucoup ont déserté ce régime qui n’est ni islamique ni démocratique ni républicain. Cette dictature religieuse définie par le Guide suprême est pire qu’une dictature classique, car ça se passe au-delà du politique. En Iran, elle s’immisce jusque dans la sphère privée des gens, dans tous les aspects de leur vie. Même dans la mort, car nous payons le prix de la résistance très, très cher! Pourquoi le corps des personnes assassinées n’est-il pas rendu aux familles? Parce que le régime actuel ne souhaite pas de commémorations, comme pour effacer ce pan de son histoire. Il se passe la même chose en Afghanistan avec les talibans.
En 1979, vous suivez les cours de philosophie comparée de Massoud Radjavi, leader de l’OMPI (Organisation des moudjahiddines du peuple iranien) et fondateur, en 1981, du CNRI (Conseil national de la résistance iranienne). Le 13 septembre 1981, vous êtes arrêtée sans motif, puis condamnée à vingt ans de prison lors d’un simulacre de procès qui dure à peine dix minutes. Emprisonnée à Racht, une ville du nord du pays, vous vous évadez. Comment avez-vous fait?
C’était ma troisième tentative d’évasion, et ça a marché. A cette époque la seule chose qui me maintient debout, c’est la résistance –malgré la barbarie que je découvre en prison, malgré les tortures physiques et psychologiques. C’est une résistance que nous montrons en résistant.
Nous étions très soudé.e.s entre prisonniers politiques des Moudjahidines du peuple. Je dois dire que mon évasion n’était pas une initiative personnelle de ma part. J’avais un rôle essentiel dans cette organisation. Depuis mon arrestation, je me demandais comment faire pour m’évader, pour porter un coup très fort au régime. Comme nous avions les yeux bandés dans tous nos déplacements, je ne savais pas dans quelle prison j’étais. Mais on a pu relier des informations entre elles et savoir dans quel coin de la ville on se trouvait pour envisager comment sortir de cette prison ultra-sécurisée par le régime. Ce qui était sûr est que, si des co-détenues parvenaient à s’échapper, les autres allaient en payer le prix fort.
Les deux premiers plans d’évasion ayant échoué, j’ai réussi à m’évader la troisième fois, alors que j’allais aux toilettes. Elles étaient situées dans un coin de la cour de la prison, et ce sont des geôliers qui nous y emmenaient. Les murs de la prison, qui faisaient trois-quatre mètres de haut, étaient surplombés de fils barbelés et éclairés de projecteurs. Il fallait arriver jusqu’au mur, grimper, puis passer de l’autre côté. Pour sortir, on devait aussi passer devant la grande porte de la prison. Les chances de m’en sortir vivante étaient minces. Honnêtement, je ne pensais pas m’en tirer. Des co-détenues ont occupé les gardiens pour qu’ils ne comprennent pas tout de suite qui manquerait à l’appel pendant que d’autres me faisaient la courte échelle au pied du mur. J’ai pu sortir saine et sauve de la zone militaire où se trouvait la prison, et j’ai pu rejoindre la maison d’une sympathisante de mon organisation. Les gens n’en revenaient pas quand je disais que je venais de m’échapper de la prison. Quand je repense à ce moment, c’était incroyable! J’entends encore les battements de mon cœur qui cognaient dans mon oreille lorsque je suis passée devant la porte de la prison. J’avais peur que le gardien les entende aussi. J’avais 20 ans.
Plus de quarante ans ont passé depuis la révolution islamique de 1979 et la répression sanglante qui s’en est suivie. Aujourd’hui, de quel œil voyez-vous l’évolution dans votre pays?
Je l’écrivais déjà en février 2022, dans Evasion de la prison d’Iran: la situation en Iran est explosive. Le régime des mollahs n’a pas réussi à déraciner la résistance. Et les révoltes menées par les femmes sont en route. Je ne me suis pas trompée. En septembre dernier, le monde entier a vu que le régime des mollahs n’a plus de base, qu’il ne repose sur rien. Mon analyse est qu’il a échoué dans tous les domaines: sociétal, économique, idéologique…, et que ce sont les nouvelles générations qui vont en finir avec lui. C’est ce que pensent aujourd’hui les Iranien.ne.s qui vivent là-bas. Beaucoup disent que le Guide suprême ne tiendra plus très longtemps. Le régime actuel ne peut pas éteindre cette révolution, qui a pris racine il y a quarante ans.
Vous vivez aujourd’hui en exil, et poursuivez votre engagement dans la Campagne pour la justice en faveur du massacre de 1988. Vous souhaitez faire traduire en justice les auteurs de ce crime contre l’humanité. Où en êtes-vous?
D’un point de vue personnel, j’ai envoyé les dossiers de mon frère Ahmad à l’ONU, qui l’a enregistré comme relevant d’une disparition forcée. Plus largement, nous avons réussi, avec le Conseil national de la résistance iranienne, à internationaliser le massacre de 1988. Le régime voulait le passer sous silence. Mais le rapport d’Amnesty International, qui fait des recherches sur ce crime contre l’humanité, fait deux cents pages. L’organisation demande à ce qu’il soit jugé pour ces faits.
Propos recueillis par Carmelita del Sol
- Evasion de la prison d’Iran de Massoumeh Raouf, paru aux éditions Balland en 2022.
- La BD Un Petit Prince au pays des mollahs, de Massoumeh Raouf, est parue le 13 septembre aux Editions S-Active, format A4, 112 pages, 16€.
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